Mieux comprendre le Nibbâna

Publié le par Langlais Pierre

 

 

L’erreur du Nirvâna-néant.

 

 

Voilà donc introduit ce terme, plus connu sous sa forme sanskrite de Nirvâna, qui a donné lieu à bien des controverses et querelles et a été souvent fort mal compris en Occident. Le petit Larousse le définit par « anéantissement suprême ». Il ne fait que reprendre la position de nombreux érudits indianistes d’autrefois qui ont dépensé beaucoup d’encre et d’ingéniosité à démontrer que le Nirvâna ne pouvait être que le néant. On pourra trouver un historique de ces disputes dans le livre de la Vallée Poussin  : « Nirvâna ».

 

Sans doute n’y a-t-il rien d’étonnant à ce qu’un fils du monde, solidement enfermé dans son précieux moi quotidien, s’effraye à la pensée de perdre son seul bien et décrète que sa disparition ne peut conduire qu’au néant. Ce qui conduit tout naturellement à qualifier de « nihiliste » cette prétendue religion bouddhique qui ne mène qu’au néant de toute réalité. Ce point de vue, qui a été soutenu par d’éminents orientalistes (ne citons personne), est une grossière erreur, bien connue dans le Canon sous le nom d’uccheda-ditthi, « croyance à l’annihilation » d’une personnalité absolue qui se dissoudrait un jour.

 

 

La formulation négative.

 

 

         Cette erreur a été facilitée par le type d’expressions utilisées pour désigner le Nirvâna, qui sont de forme négative : cessation, abandon, extinction, détachement, destruction, etc. Mais il est évident, comme le souligne le vénérable Râhula, qu’« un mot négatif n’indique pas nécessairement un état négatif » ; le mot immortel, en Pâli amata, signifie littéralement sans mort, il désigne pourtant un état positif. La négation d’une négation, les écoliers qui apprennent l’algèbre le savent bien, équivaut à une affirmation. Ainsi en va-t-il du Nirvâna qui est libération de la souffrance, du désir, de la répulsion, de l’ignorance, de toutes les relativités et dualités.

 

         Cette nécessité de formuler négativement ce qui touche au sommet de la doctrine a été clairement formulée par René Guénon : « Cette indétermination absolue des principes les plus universels, donc de ceux qui doivent être considérés avant tous les autres… oblige souvent à ne se servir que d’expressions qui, dans leur forme extérieure, sont purement négatives. C’est ainsi que, par exemple, l’idée de l’infini, qui est en réalité la plus positive de toutes, puisque l’infini ne peut être que le tout absolu, ce qui n’étant limité par rien, ne laisse rien en dehors de soi, cette idée, disons-nous, ne peut s’exprimer que par un terme de forme négative, parce que, dans le langage, toute affirmation directe est forcément l’affirmation de quelque chose, c’est-à-dire une affirmation particulière et déterminée ; mais la négation d’une détermination ou d’une limitation est proprement la négation d’une négation, donc une affirmation réelle, de sorte que la négation de toute détermination équivaut au fond à l’affirmation absolue et totale ». Et c’est bien ainsi qu’il faut comprendre le fameux texte de l’Udâna qui, niant toute limitation, fait du Nirvâna le point central de la doctrine, centre dans lequel toutes les contingences périphériques peuvent venir se résorber. « Il y a un non né, non devenu, non conditionné, non composé, Bhikkhu, si ce non né, non devenu, non conditionné, non composé, n’était pas, il n’y aurait aucune évasion possible pour ce qui est né, devenu, conditionné, composé. Puisqu’il y a un non né, non devenu, non conditionné, non composé, il y a une possibilité d’évasion pour ce qui est né, devenu, conditionné, composé. »

 

 

La théorie négative.

 

 

         Pour bien voir qu’il ne s’agit pas là d’une attitude intellectuelle propre au Bouddhisme mais d’une méthode universelle, nous irons chercher dans le Christianisme des parallèles qui nous éclairerons. « Le Bouddhisme, dit J. Evola, a suivi de notable manière la méthode de ce que l’on appelle la Théologie Négative , laquelle cherche à donner le sens de l’Absolu à travers l’indication, non pas de ce qu’il est (entreprise jugée absurde) mais de ce qu’il n’est pas ». Cette Théologie Négative a été illustrée par les noms de bien des mystiques et théologiens de l’Eglise Catholique. Nous ne retiendrons que ceux d’Eckhart et du Cardinal N. de Cues, et ne citerons, pour être brefs, que Denys l’Aréopagite : « Les Vérités Célestes brillent à travers des formules négatives qui respectent la vérité ». Et cela… « n’est ni matière… ni corps… ni figure… ni forme…, ne demeure immobile ni ne se meut… ne se tient au calme… ni ne possède de puissance… ne vit ni n’est vie… n’est ni essence ni perpétuité ni temps… échappe à tout raisonnement, à toute appellation, à tout savoir… on ne peut absolument ni rien affirmer, ni rien nier. »

 

         De ce texte, qui aurait pu être prononcé par le Bouddha, nous rapprocherons cette citation de l’Udâna : « Ici les quatre éléments de solidité, de fluidité, de chaleur et de mouvement n’ont pas de place ; les notions de longueur, de largeur, de subtil et de grossier, de bien et de mal, de nom et de forme sont absolument détruites ; ni ce monde ni l’autre, ni venir, ni partir, ni rester debout, ni mort, ni naissance, ni objets des sens ne peuvent être trouvés. »

 

Le canon de l’école Theravâda, on vient de le voir, ne s’exprime pas autrement, sur ce point, qu’un saint Chrétien, et pas autrement non plus, bien sûr qu’un texte fondamental de l’école Mahâyâna, le Prajnâpâramita hridaya sûtra : « Dans le vide, il n’y a ni forme, ni sensation, ni perception, ni formations mentales, ni conscience discriminative. Il n’y a ni œil, ni oreille, ni nez, ni langue, ni corps, ni mental ; ni forme, ni son, ni odeur, ni saveur, ni contact, ni objet de pensée ; ni élément de l’organe de la vue et ainsi jusqu’à ce qu’on arrive à ni élément de la conscience du mental ; il n’y a ni ignorance, ni cessation de l’ignorance et ainsi jusqu’à ce qu’on arrive à il n’y a ni vieillesse et mort ni cessation de la vieillesse et de la mort ; il n’y a ni souffrance, ni origine, ni cessation, ni sentier, ni connaissance, ni réalisation, ni non réalisation. » Puisque notre langage et nos concepts sont relatifs au monde, ils sont impuissants à exprimer la réalité supra-mondaine et la négation de tout ce qui constitue l’expérience ordinaire est donc la seule attitude appropriée.

 

         Un dernier texte de Denys l’Aréopagite va nous permettre de comprendre une des caractéristiques essentielles du Bouddhisme Theravâda. Celui-ci analyse abondamment l’expérience de l’homme ordinaire et le caractère douloureux de l’existence conditionnée. Partant de ce qui est immédiatement accessible à tous, il s’élève peu à peu par une série de négations, donc de libérations successives ; au fur et à mesure de cette ascension le discours se restreint et culmine dans les quelques négations de l’Udana citées plus haut. « Maintenant que nous remontons de l’inférieur au transcendant, à mesure même que nous nous approcherons du sommet, le volume de nos paroles se rétrécira ; au terme dernier de l’ascension nous serons totalement muets… pour parler négativement de celui qui transcende toute négation, on commence nécessairement par nier de lui ce qui est le plus éloigné de lui » (Denys l’Aréopagite). On peut en effet remarquer que le Bouddhisme suit un chemin inverse et symétrique de celui du Vedanta, qui, lui, part de l’Absolu affirmation posé, pour établir ensuite la filiation logique et progressivement croissante qui le relie au monde manifesté. Ce qu’explique Denys : « Là où notre discours descendait du supérieur à l’inférieur, à mesure qu’il s’éloignait des hauteurs, son volume augmentait… pour parler affirmativement de Celui qui transcende toute affirmation, il fallait que nos hypothèses affirmatives prissent appui sur ce qui est le plus proche de lui. »

 

 

Le Nibbana dans les textes Pali.

 

 

         L’étymologie : nir + vâ = cesser de souffler, s’éteindre, donne comme sens littéral extinction. Les commentaires ajoutent nir + vana = affranchir du désir.

 

         « Ceci en vérité est la Paix , ceci est le plus élevé, la fin de toutes les formations, l’abandon de toute base de renaissance, la disparition du désir, le détachement, l’extinction, le Nibbâna » (Ang. Nik. , III, 32). On trouve dans cette citation les termes négatifs qui, nous le rappelle le vénérable Râhula, ont aussi l’avantage d’éviter l’attachement et la fixation à un concept étroit, car le Bouddhisme est d’abord pratique. Pour la même raison, puisqu’il faut bien mobiliser toutes les énergies vers le but, il utilise des appellations positives agréables. Celles-ci sont donc le plus souvent métaphoriques, poétiques, plutôt que conceptuelles. Dans le texte ci-dessus figurait la paix, on rencontre aussi : la sécurité, l’eau vivante, la pureté, l’île, le refuge, la protection, l’autre rive, l’éternel, le désirable, l’heureux, etc. Il y a 32 synonymes dans un sutta. Que le Nibbâna, constitue le souverain bien du bouddhiste est particulièrement évident dans le 140eme sutta du Maj. Nik. : « Sa délivrance fondée sur la vérité, est inébranlable. O bhikkhu, ce qui est irréalité est faux ; ce qui est réalité, Nibbâna, est vérité. Donc, O Bhikkhu, une personne ainsi pourvue est pourvue de la vérité absolue. Car, la Noble Vérité absolue (parama-ariyassaca) est Nibbâna, qui est la réalité. »

 

         Ainsi donc, seul le Nibbâna est pleinement réel, en opposition au samsâra, le monde du changement et de l’errance perpétuelle, du conflit permanent des dualités. Pour l’école Theravâda, le terme technique qui désigne le Nibbâna est A-sankhata, le non-confectionné, en opposition à la totalité des mondes corporels, de la forme pure, et informel, qui sont tous « confectionnés ». Cet état transcendantal ne peut être réalisé que par la connaissance intuitive, il est impossible à exposer par le langage. Le Bouddha expose le chemin qui permet de réaliser cette vérité, mais il faut bien comprendre que ce n’est pas l’ascèse qui permet d’obtenir le Nibbâna. S’il en était ainsi le Nibbâna serait le résultat d’une cause. En fait l’ascèse fait peu à peu disparaître les causes qui empêchent de voir le Nibbâna. Quand tous les empêchements ont disparu, le désir, la répulsion, l’ignorance, l’attachement au moi, alors cela qui devait « réaliser » le Nibbâna a disparu, cela qui devait « connaître » le Nibbâna s’est dissout, il n’y a plus de séparation entre un connaisseur, un objet connu et un acte de connaissance, il n’y a plus rien qui puisse être dit. C’est la raison pour laquelle le Bouddha refusait de répondre à la question : le Bouddha existe-t-il ou non après la mort, c‘est-à-dire dans le Nibbâna. Les mots d’existence ou de non-existence n’ayant plus de sens, on ne peut faire aucune réponse correcte à cette question. La spéculation intellectuelle à ce sujet n’est d’aucune utilité pour la conquête du Nibbâna, il faut donc la supprimer.

 

« Celui qui a détruit les impuretés, se soucie peu de la nourriture, qui a atteint le vide, le sans signe et la délivrance, sa trace est aussi difficile à suivre que celle des oiseaux dans l’espace » (Dhammapada, 93). « De celui qui a disparu, pas de mesure ; il n’y a plus rien de lui par où on parlerait de lui ; toutes les données qui le constituaient sont abolies, abolis, tous les chemins de la parole » (Sutta-Nipata, 10, 74).

 

C’est pourquoi une expression comme : « Un tel est entré dans le Nibbâna », est populaire et impropre. Le Nibbâna n’est pas un état dans lequel on entre, et pour y entrer il faut qu’Un tel ait disparu. Comme Un tel n’existait pas réellement, ce n’est pas une grande perte. Tout ceci semble paradoxal mais il est nécessaire de violenter un peu le sens commun, et la doctrine de l’anattâ, ou non-moi, n’est facile ni à comprendre ni à pratiquer : « …combien il est difficile de faire en vérité, ce qui est bon et profitable » (Dhammapada, 163).

 

Ce  Nibbâna peut être réalisé ici-même et par tout un chacun, quelle que soit sa race et sa condition sociale, pourvu qu’il soit doué d’une volonté farouche mise au service d’une claire lucidité. Dans la substance même de notre monde se trouve le germe de sa décomposition. A l’homme habile, le soin de le faire fructifier, il atteindra le Nibbâna sur terre, c’est-à-dire l’état d’Arhat, par l’extinction définitive des impuretés qui sont le germe d’existences futures. Mais la vie terrestre de l’Arhat continue un temps encore sur la lancée des énergies vitales déjà accumulées. Une fois celles-ci consommées, les cinq agrégats cessent leur jeu et la mort survient. C’est le parinibbâna, terme qui signifie littéralement que l’agrégat impermanent appelé Arhat Un tel est « entièrement éteint ».

Jean-Pierre Schnetzler, la méditation bouddhique. 

 

Publié dans Extraits de livres

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